Au fil de mes conversations avec Denise, Michèle, André ou Laurence, des personnages d’abord flous et lointains se sont peu à peu précisés en se croisant dans les récits, jusqu’à s’échapper des souvenirs et devenir presque familiers. Les lieux qu’ils ont fréquenté au village sont imprégnés de leur présence, même si ces lieux ont disparu aujourd’hui, ont été transformés ou abandonnés.

Ces quelques fantômes ont marqué les esprits en leur temps, dans les années de guerre et d’après-guerre, alors ils méritent bien qu’on s’arrête un moment vers eux.

Par qui commencer ? Je choisirais sans hésiter Armande Germain. Cette vieille fille était très riche mais vivait comme une pauvresse. Elle habitait la grosse bâtisse au bas de la rue corne dans laquelle se trouvaient de très beaux meubles, et les 4 constructions en face étaient des bâtiments de ferme : la première à l’angle de la rue de l’église était un cellier dans lequel étaient entreposés des tonneaux, les deux autres à côté étaient des granges et des étables et la dernière, en briques, sûrement une habitation.

Elle était très gentille et vous invitait volontiers pour goûter son vin…dans des verres jamais lavés ! La propreté n’était pas sa principale qualité. D’ailleurs, elle pouvait venir à la messe chaussée d’une botte crottée et d’une chaussure. « Elle puait », comme dit Denise. Mais au café elle payait avec des pièces d’or. Laurence se souvient être allée chez Armande avec sa sœur Cécile pour admirer les bijoux que la dame gardait dans un coffret. Pas étonnant qu’une rumeur courait sur un trésor qu’elle aurait caché !

Elle avait un commis, Charles, pour l’aider aux travaux de la ferme. Elle possédait une dizaine de taureaux qui déambulaient paisiblement dans la rue, et à ceux qui lui faisaient des remarques parce qu’on ne pouvait pas passer elle répondait « mais ils sont gentils ! ». Avec beaucoup d’humour, elle avait appelé un de ses taureaux Quintard, comme le contrôleur des impôts de Seurre, se souvient André.

Les bêtes passaient l’hiver à l’étable et au printemps, pour les sortir, il fallait les tirer avec une corde parce qu’ils étaient enlisés dans le purin ! Elle avait aussi un énorme cochon qui entrait dans la maison.

Denise se souvient aussi de « la Coco ». Elle habitait une masure aujourd’hui disparue à côté de l’ancienne boulangerie et en face de ce qui était la laiterie de M. Luiset. Elle faisait peur à la petite fille car elle était très grosse et marchait courbée, toujours encapuchonnée dans un grand châle noir.

Les garçons lui jouaient souvent des tours, en lui lâchant ses poules par exemple.

Il ne serait pas étonnant que ce genre de bêtise ait été l’oeuvre du comité des gangsters qui sévissait alors. Ce groupe de garçons intrépides avait été créé par André, s’inspirant d’un livre d’aventures intitulé « Le petit roi du masque noir » que lui avait prêté Mme Crabbe, la châtelaine. Comme dans le livre, les garnements s’étaient baptisés Fil de fer, Col de zinc, Pointe rouge et Coco la trouille. Leur but : terroriser les dames d’Auvillars, rien que ça !

Et rien ne les arrêtait : ils lâchaient les animaux, coupaient la queue des courges dans les jardins, posaient des seaux d’eau au-dessus des portes…ils sont même allés jusqu’à envoyer une lettre à Mme de Longeville pour la rançonner de 10 000 francs ! Une heure après, celle-ci faisait irruption chez Mme Caillaux, l’épicière, en traitant son fils de voyou…

Des années après, André en riait encore !

Marie Simonnet, dite « Marie Bique » car elle avait des chèvres, a sûrement dû faire les frais elle aussi de l’imagination débordante des galopins.

C’était une originale, raconte Laurence. Elle habitait la maison en briques à côté de la Maréchaude, la ferme familiale sur la place de l’église.

Elle ne se lavait pas et portait un béret qui faisait d’elle un objet de moqueries pour les enfants. Elle ne cuisinait pas et ne laissait personne rentrer chez elle. Elle donnait des petits coups de main à la ferme pour gagner quelques pièces. Il y avait toujours un bol de soupe pour elle sur le fourneau.

Denise la revoit partir avec un grand cabas noir pour vendre ses fromages de chèvre. On lui en achetait souvent par charité car ils étaient souvent moisis plus que nécessaire ! Et ils finissaient en général dans l’écuelle des poules.

Si la ferme d’Armande Germain et la maison de Marie Bique sont entretenues et habitées, d’autres sont en train de mourir lentement, sans bruit, oubliées au milieu des arbres. Et le souvenir de leurs habitants avec.

C’est le cas de « la maison Thiébaud », rue corne, et de la maison de Marie Germain, au bas de la rue de l’église. La première a été habitée jusqu’au début des années 1980, elle avait paraît-il un très joli jardin fleuri devant, une vigne et un pressoir sur l’arrière. La seconde est vide depuis les années 1950. Elles n’ont pas eu la chance de rencontrer un amoureux des vieilles pierres ou d’être remarquées pour déménager à l’Etang Rouge.

Maintenant, éloignons-nous un peu d’Auvillars et partons sur le chemin de la prairie. Au fond, après le pont sur la « vieille Saône », il y a la Petite Saône et le barrage de Lechâtelet, désaffecté depuis la construction d’une dérivation plus directe en 1978.

Quand cette partie de la rivière était encore navigable, pendant les vacances, Denise accompagnait parfois son oncle, François Baumont, quand il partait vendre ses pommes pour faire le cidre. A cette époque, il était encore propriétaire du café derrière l’école. Il remplissait une petite remorque de fruits et partait en vélo jusqu’au barrage. Là, avec un sifflet ou une corne (Denise ne se souvient plus très bien), il appelait le barragiste, dit « le passeur », qui habitait sur l’autre rive (le bruit de l’eau est puissant à cet endroit). Celui-ci traversait alors la rivière avec sa barque, chargeait le vélo, la remorque et les gens pour les conduire de l’autre côté, sur la commune de Lechâtelet. Bien plus rapide que par la route !

Sur cette Saône d’autrefois, quand on allait à la pêche en barque, il fallait bien s’accrocher pour résister aux remous gigantesques provoqués par le passage des péniches

En haut du village, sur la route forestière du Foyer, c’est un autre fantôme qui rôde dans les bois, celui d’un bûcheron tragiquement disparu.

C’était l’époque où la communauté des charbonniers vivait au milieu de la forêt pour fabriquer le charbon de bois, avant la démocratisation du charbon « de terre ». Une vie dure et solitaire, mais qui n’empêchait pas les enfants d’aller à l’école du village chaussés de sabots, à travers bois (environ 4 km quand même!). Un descendant de la famille se souvient que son arrière-grand-mère, alors petite fille, racontait sa peur des loups quand il fallait aller à l’école l’hiver, dans la neige. Car il y avait bien des loups !

Un jour que son papa était malade, cloué au lit, le feu s’est déclaré dans la maison de bois. Le temps d’aller jusqu’au village chercher de l’aide, il était trop tard.

La maison a dû être reconstruite un temps puis démolie car il reste les fondations en pierres. Et un puits, au milieu d’un enclos de thuyas gigantesques sûrement plantés par l’occupant des lieux…

Emmanuel, le fils de Cécile et neveu de Laurence qui ont passé leur jeunesse à Auvillars, a recueilli les souvenirs des deux femmes pour les consigner dans un livre destiné à la famille.

Une idée formidable pour un résultat riche et émouvant.

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